
Dans ce bordel, comme elle se plaît à le définir, j’ai retrouvé quantité ahurissante de tubes de lubrifiants, de préservatifs, dont certains étaient ouverts et tout à fait secs, de la lingerie masculine et féminine, certains autres tissus bien plus délicats à déterminer, des revues datant pour certaines de plus de deux ans (toutes intéressantes à maints égards néanmoins, pour qui s’intéresse aux modes éphémères). Rien d’organique en tout cas ; ce qui me rassura quelque peu : Framboise et Griotte sont certes fâchées avec le rangement mais elles ne le sont aucunement avec l’hygiène.
Je ne suis pas bégueule, j’ai moi-même mis la main à la pâte pour ainsi dire et effectué quelque activité de soubrette. D’ailleurs, passés quelques atermoiements bien compréhensibles, Framboise et Griotte se sont pliées de bonne grâce à mes exigences. Griotte a mis la stéréo à fond, une musique qui m’est étrangère a envahi l’appartement mais je crains de ne pas avoir trouvé cela si déplaisant. Dansant toutes trois à demi nues sur un air qui répétait inlassablement : « come on and love me now ! », nous avons tenté de remettre un peu d’ordre.
Quand le jeune homme en livrée sonna à la porte, l’appartement des filles avait retrouvé visage humain et nous étions apprêtées de manière aussi charmante et distinguée qu’il se peut, prête à l’inspecter et à le recevoir !
Je crois déjà vous en avoir informé mais je n’ai pas vocation à jouer les pique-assiettes chez Framboise, ni à vivre sur la laine du dos d’autrui. Aussi, avec le soutien parfaitement dévoué de Sampiero, j’ai organisé le transbahutage de mes effets personnels pour emménager au Crillon ce mercredi.
Je sais ce que vous allez me dire. Le Crillon, c’est surfait. Les footballeurs y célèbrent désormais leur victoire devant une foule vulgaire et hystérique et même si l’établissement est géré par Monsieur Ercoli, personne de valeur au demeurant, nous savons aussi que l’honorable famille Taittinger a cédé ce mythique établissement à une grande société américaine. A ce train là, on se demande s’ils ne vendront pas bientôt des hot dogs dans le hall d'entrée.
Toujours est-il que je tenais pour mon grand retour à ne pas manquer à la tradition. L’Hôtel de Crillon n’est pas une auberge de jeunesse. On n’y vient pas pourvu d’un sac à dos et d’une gourde. On n’y vient pas pour passer une nuit, comme s’il s’agissait de faire halte sur une aire d’autoroute ; on y vient pour s’installer. Pour y résider ! Et pour ce faire, il faut solliciter le personnel « porteur ».
Toujours grâce à Sampiero et à ces quelques recherches sur internet (il sait comme j’aime les traditions d’antan), j’ai sollicité les services de la Compagnie des Indes, entreprise presque centenaire qui assure pour vous le transport de vos bagages et vous les installe avant même votre arrivée entre les murs de votre chambre. Vos effets, votre garde-robe, vos bijoux, artifices, tout est respectueusement emballé dans de magnifiques malles de cuir et de cuivre. On se croirait aux meilleures heures de Pondichéry !
Autrefois, la Compagnie organisait les voyages de familles entières d’Europe sur la péninsule indienne, mais aussi à Ceylan et sur toute l’Indochine.
Vous pensez si j’ai inspecté le jeune homme qui me fut envoyé. Qualité du cheveu, hygiène dentaire, propreté des ongles, respect de l’uniforme, élocution. « Madame, vos effets ont été déposés dans votre chambre. A quelle heure souhaitez-vous en prendre possession ? Une voiture vous attendra à l’heure qui vous convient… » C’est tout un blabla, je suis d’accord avec vous, mais un blabla qui s’appelle luxe. Pour un peu, j’aurais soupesé son entrejambe.
Griotte, qui ne semble pas en manquer une, demanda, au jeune homme : « et à ce prix là, pas de champagne ? ». Clignant de l’œil, il me fallut rattraper son écart : « Pardonnez cette enfant, elle ne sait pas encore que le luxe n’a pas de prix ». Le jeune homme, ne sachant que répondre à cette répartie cinglante n’en perdit pas pour autant le sens de sa mission. Il n’était guère que onze heures du matin, mais il se plia à nos exigences. Il consentit également à respecter la moindre de nos injonctions. Il sortit nous approvisionner en champagne et but donc avec nous, férocement. Nous pûmes ainsi constater l’étendue parfaite de son hygiène corporelle, tout l’après-midi durant. Griotte garda le jeune homme dans sa chambre et, me voyant partir, ne parvint pas non plus à s’empêcher de déclarer, sous l’œil noir et enivré de Framboise : « Tata, il faut vraiment que vous nous visitiez plus souvent ».
Le trajet jusqu’au Crillon se passa comme dans un rêve. Le personnel ne fut pas à la hauteur de cet homme en livrée de la Compagnie des Indes mais il fut acceptable, tout du moins sur l’échelle de mon jugement. Quand j’entrai dans la chambre, dix malles majestueuses m’attendaient, elles portaient le tampon de la Compagnie, de beaux éléphants aux énormes défenses d’ivoire portant les effets de quelque richissime colon anglais et de grands sacs débordant de thé. Chaque malle était légèrement parfumée et exhalait des odeurs de jasmin, d’encens, d’épices, de chanvre, et je dois avouer que cette explosion de fragrances me fit tourner la tête.
Aussi, je ne me rendis pas compte tout de suite de la présence de Sampiero, tout à fait nu, au milieu de la pièce. Il avait donc choisi ce jour là pour me déclarer sa flamme. Au bord de l’évanouissement, j’articulai quelques mots qui le brisèrent en milliers d’éclats : « pas aujourd’hui, Sampiero, je n’ai pas arrêté de la journée ». Je disparus dans la chambre où je dormis d’un sommeil bienheureux, jusqu'au jeudi matin.